Kinneu : deux syllabes, un désastre
L’autre visage de l'(in) égalité des chances à l’école
Bienheureux les enfants qui ont la chance de fréquenter les établissements scolaires des DRENA Abidjan 1 et 2. Ce sont de là que viendront les taux de réussite les plus brillants, les mentions, les futurs ingénieurs et médecins. Mais ceux de Kinneu ? Ceux qui n’ont jamais eu l’occasion d’en sortir ? Ceux pour qui le CM2 représente plus une ligne d’arrivée qu’un départ. Même pas une étape vers un avenir incertain.
À l’exception de ses natifs, difficile de la situer sur la carte de la Côte d’Ivoire. Il a fallu une Bérézina, une déroute à l’examen du CEPE pour que, d’une oreille distraite, une partie de l’opinion en entende parler. Si Kinneu a gagné droit de cité dans l’actualité nationale, c’est en s’illustrant de la plus mauvaise des manières. Avec un taux de réussite de… roulement de tambours : 0 % !
Gifle
Ce chiffre, qui claque comme une gifle, résume l’ampleur du désastre scolaire dans ce village reculé de l’ouest ivoirien, niché à 350 mètres d’altitude, à une dizaine de kilomètres au sud-est de Danané, dans la région du Tonkpi. Et ce, malgré les facilités institutionnelles — repêchages généreux, souplesse dans la correction, tolérance implicite, quotas officieux. Rien n’y fit. Même en le rendant improbable, l’échec est devenu total ! Une prouesse digne de candidater au livre des records Guinness.
Arbres médiatiques
Pendant que l’échec absolu de Kinneu fait à peine frémir quelques pages Facebook , ce matin, les caméras nationales se préparent à filmer en immersion les épreuves écrites du baccalauréat. De préférence au Lycée Classique d’Abidjan, ou à Sainte-Marie de Cocody. Deux établissements vitrines, deux oasis qui concentreront toutes les attentions. Ces arbres médiatiques qui cachent la forêt des écoles sans tables, sans enseignants, sans élèves, parfois… sans murs. Une forêt que la Côte d’Ivoire officielle refuse obstinément de voir, a fortiori de visiter. Kinneu, c’est le cauchemar. L’affectation-sanction pour les enseignants refusant d’entrer dans les rangs.
Bienheureux
Bienheureux les enfants qui ont la chance de fréquenter les établissements scolaires des DRENA Abidjan 1 et 2. Ce sont de là que viendront les taux de réussite les plus brillants, les mentions, les futurs ingénieurs et médecins. Mais ceux de Kinneu ? Ceux qui n’ont jamais eu l’occasion d’en sortir ? Ceux pour qui le CM2 représente plus une ligne d’arrivée qu’un départ. Même pas une étape vers un avenir incertain. Ils ne sauront jamais à quoi ressemble une caméra, ni un jury. Ils n’auront pas de statistiques flatteuses. Ils auront juste leur invisibilité comme seul diplôme.
Médecins après la mort
Et pourtant, une indignation nationale plus que timide, aucun débat, aucune question au Parlement. Le maire de Danané a fait le déplacement tardif. Certainement, trop occupé jusque-là, à mobiliser ses partisans pour la victoire de son candidat à la prochaine présidentielle. L’inspecteur de l’enseignement aussi. Pour faire quoi ? Prendre acte d’un désastre que tous n’ont pas su prévenir. Ils se sont déplacés juste pour faire amende honorable, avoir bonne conscience. Médecins après la mort.
Et la responsabilité de l’Etat ?
On accuse les parents de démission, les enfants de désintérêt. La fragilité de l’état de santé du maître de CM2 sert d’alibi. Mais qui interroge la responsabilité de l’État ? Les questions de fond ne sont pas la tasse de thé d’une conscience collective sans profondeur. Il est moins fatiguant de réfléchir en Côte d’Ivoire. Qui s’étonne qu’on tente de soigner l’arbre mort avec des cours de vacances, comme si on pouvait repeindre un mur effondré ? Un éclair de génie que seul sait produire notre pays doté d’un incroyable talent.
Désintérêt
À Kinneu, la République éprouve des difficultés à s’implanter. En raison de l’impraticabilité de la route ? Pas du tout ! Notre pays dispose du meilleur réseau routier en Afrique de l’Ouest, dit-on. Par désintérêt évidemment. Parce Kinneu c’est loin, en plus qu’est-ce que ça représente véritablement ? C’est le plus insoutenable dans ce désastre. Pendant que l’on célèbrera bientôt les réussites d’Abidjan et que les meilleurs élèves auront droit à des interviews, des primes, des hashtags, d’autres enfants – ceux de Kinneu – resteront enfermés dans l’oubli et le silence. Ce n’est sans doute la faute à personne. De toute façon, ça n’empêchera pas le soleil de se lever demain.
Lever du soleil différent
D’ailleurs, à Kinneu, le soleil ne se lève pas de la même façon que partout ailleurs. Il se lève pour éclairer des classes vides, des enfants perdus, une école fantôme, des damnés de la République. Ceux qu’on aurait préféré voir hors du territoire national. La honte.

