Frères… même en politique !
Une élection n’est pas une arène de négation de notre humanité
La question reste entière : quand saura-t-on, en Côte d’Ivoire, se hisser à la hauteur des enjeux ? Quand comprendra-t-on qu’une élection n’est pas une foire d’empoigne stérile, ni une arène de négation de notre humanité collective, mais un espace de dialogue ? L’objectif ne sera jamais d’écraser l’autre, de le soumettre, mais de progresser ensemble.
En ce milieu du deuxième trimestre de l’année 2025, sous le prisme d’une actualité politique tendue, il faut se résoudre à l’évidence. Cette époque pas si lointaine où régnait une ambiance bon enfant dans les rues des villes ivoiriennes lors de la CAN 2024 est bel et bien derrière nous. Enterrée ! En ces jours heureux, malgré la galère, les Ivoiriens, en fusion et dans un esprit de fraternité réelle, se crachaient dans la bouche.
Exit les apparences
Depuis cette euphorie collective, ces instants de bonheur prolongés en fin d’année par les festins gourmands de la cheffe Zeinab Bancé et les rythmes fédérateurs de Débordo Leekunfa, les vieux démons ont ressurgi. Exit les apparences. Les Ivoiriens se regardent désormais en chiens de faïence, prêts à en découdre. Hors-jeu, la réconciliation nationale redevient un vœu pieux. Un horizon incertain, qu’on évoque du bout des lèvres.
Sur l’échiquier politique comme sur les plateaux de débats télévisés, pas de quartier. Les coups tordus pleuvent. Le vernis craque. Derrière les sourires feints, les accolades pour l’objectif des caméras, les déclarations de bonnes intentions et les mises en scène d’apaisement imaginées par des scénaristes en panne d’inspiration, se dévoile une réalité effrayante : celle de fractures béantes, entretenues par des entrepreneurs de la division.
La vie publique s’est polarisée à l’extrême. Ne subsiste que l’appartenance politique, affichée dans toute son intransigeance. Pas de place pour les colombes ni pour les indécis. L’opinion est piégée dans un climat où penser différemment est perçu comme une infraction. Passible d’une fatwa ! Lentement mais sûrement, le poison de la haine se diffuse dans le corps social. Il ne s’agit plus de dialoguer pour construire ensemble un meilleur vivre-ensemble. C’est le printemps de la déconstruction. L’adversaire politique ? On ne débat plus avec lui : on lui conteste sa citoyenneté, ses droits civiques.
Les vrais enjeux
Pendant ce temps, les véritables enjeux sont relégués à la périphérie. L’urgence est ailleurs : déblayer le chemin pour vaincre sans péril. Tant pis pour le triomphe sans gloire. Avec la chasse aux sorcières qui sévit sous d’autres cieux où l’alternance est pourtant une réalité, mieux vaut ne pas prendre de risque.
Qui parle encore du pouvoir d’achat ? De l’école en péril, avec un enseignant incarcéré pour fait de grève ? Qui s’interroge sur la qualité de l’enseignement et son adéquation au marché de l’emploi ? Qui, en dehors des parents, s’inquiète des enlèvements d’enfants, récurrents depuis plusieurs semaines ? Qui écoute ces étudiants sans bourse, criant leur détresse dans le désert des campus, à l’image de Jean-Baptiste ? Qui se soucie des anciens, livrés à eux-mêmes après une vie de service, comme cet infirmier à la retraite, consulté à l’entrée du CHU de Treichville dans le taxi qui l’y avait conduit ? Qui pense encore aux plus vulnérables, aux veuves, aux orphelins, aux crevards dont le seul tort est de n’être pas nés dans le bon berceau, une cuillère en or à la bouche ?
Prestidigitation juridique
Dans cette saison de procès en sorcellerie, toute l’attention est accaparée par la question de la nationalité d’un individu, aussi illustre fût-il. Le débat tourne parfois à la prestidigitation juridique. Il ne faudrait pas s’étonner que, bientôt, on exige un arbre généalogique complet dans les dossiers de candidature à l’élection présidentielle.
Les projets de société peuvent bien attendre l’après-élection. Ce n’est pas de la malice : l’urgence est ailleurs. Il faut écarter les adversaires susceptibles de compromettre la gouvernance à vie.
Conséquence : un débat de fond désespérément creux, sans relief ni profondeur ! Les idées se noient dans des formules vides. Où sont passés les intellectuels engagés, faiseurs de sens, constructeurs de demain ? Disparus. Remplacés par des communicants de fortune, propagandistes de clans. Bienvenue dans le mercato du clientélisme.
Ce désastre intellectuel, cette sécheresse cognitive, prêterait à rire si elle n’engageait pas le sort de millions d’êtres humains.
Se hisser à la hauteur
La question reste entière : quand saura-t-on, en Côte d’Ivoire, se hisser à la hauteur des enjeux ? Quand comprendra-t-on qu’une élection n’est pas une foire d’empoigne stérile, ni une arène de négation de notre humanité collective, mais un espace de dialogue ? L’objectif ne sera jamais d’écraser l’autre, de le soumettre, mais de progresser ensemble.
Sur cette terre d’hospitalité et de brassages multiculturels, nous sommes, en notre corps défendant, condamnés à demeurer des frères… même en politique. Tel est notre destin commun.

