
APPEL À L’AIDE SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX :
La face cachée d’un mécanisme de blanchiment d’argent
Derrière l’élan de solidarité qui envahit les réseaux sociaux ivoiriens se cache une réalité bien plus troublante. La générosité spontanée des internautes sert de boulevard au blanchiment d’argent.
« Nous devons nous unir pour soutenir nos artistes, surtout ceux qui nous ont fait rire et rêver pendant des années », exhorte Stéphane Agbré plus connu sous le sobriquet de Apoutchou National à la conclusion d’un live organisé le 11 novembre 2025. Ce jour-là, l’acteur ivoirien Désiré Podé, la voix tremblante, partage le récit poignant d’une chute brutale. Il confesse, le regard abattu, dormir dans la rue, sous une simple table. Mis à la porte par le propriétaire du local où il résidait en raison de loyers impayés. Le montant affiché ? 70 000 F CFA par mois. Une somme désormais impossible à honorer faute de moyens et d’offres de tournage en cours. Allongé sur un carton, il raconte sa détresse. L’émotion gagne alors les spectateurs. Les commentaires se multiplient en ligne, les élans de générosité suivent rapidement.
Solidarité nationale
Porté par cette mobilisation empreinte de compassion, l’influenceur lance un appel à la solidarité nationale. Sept jours plus tard, le 18 novembre 2025, il rend visite à Désiré Podé avec une enveloppe contenant un million de francs CFA. Ce geste n’est pas isolé : quelques semaines avant, Apoutchou National s’était également engagé auprès de Zoumana Gbizié, célèbre acteur de la série « Faut pas fâcher », victime d’un AVC, aux côtés des entrepreneurs Alhassane et Fousseni Diakité, surnommés “les Jumeaux Suprêmes”. Ces instants forts, empreints d’humanité, traduisent une réalité complexe. La solidarité numérique ivoirienne connaît un essor remarquable… mais semble s’inscrire dans l’illégalité.
Hors cadre légal
Il serait injuste de minimiser l’impact positif de figures telles que Hassan Hayek, mécène depuis 2018, Apoutchou National, dont la fondation a été inaugurée le 3 décembre 2025 ou la jeune Inadbelle. Leur capacité à réveiller une générosité endormie dans la société, à fédérer des milliers de contributeurs et à canaliser leur notoriété pour des causes sociales est indéniable. Cependant, cette montée en puissance se fait très souvent hors de tout cadre légal, malgré les assurances.
Invité le 17 novembre 2025 à l’émission C’Midi sur RTI 1, Apoutchou National affirme agir en toute légalité. « Je ne suis pas privé de mes droits civiques, donc je peux exercer ce que je fais de manière totalement légale. Je ne me suis pas levé un matin pour allumer ma caméra et demander aux gens de cotiser pour des causes sociales. Si je le fais, c’est parce que je possède tous les documents nécessaires pour y être autorisé », se défend-il.
Grosse magouille
Un acteur du milieu associatif, sous couvert d’anonymat n’est pas de cet avis. D’après son témoignage, il s’agit d’un système bien huilé : « Cette pratique est légale s’ils ont une ONG ou une fondation. Mais dans la réalité, c’est une grosse magouille. Pour un cas de 2 millions, ces influenceurs peuvent récolter 12 millions. Parfois plus de 50 millions, lorsque l’histoire touche les enfants. Ce qui est déclaré est très loin de ce qui est perçu, car la majorité des donateurs ne veulent pas être cités. Je connais quelqu’un qui s’est considérablement enrichi ainsi. Ce ne sont pas tous les cas qu’ils suivent jusqu’au bout. Dès que ça dérape, ils étouffent le scandale en menant une action symbolique, puis le reste part dans leurs poches. »
Il ajoute : « Une ONG sérieuse doit avoir un compte bancaire, produire un bilan comptable. Ce n’est pas le cas ici. Certains influenceurs se cachent derrière de fausses ONG ou fondations créées sur mesure. Pas d’assemblée générale, pas de trésorerie. Juste un numéro Mobile Money. Et ce que beaucoup ignorent, c’est que l’un d’eux est l’un des plus grands monnayeurs de devises à Abidjan. Des personnes lui donnent des millions qu’il convertit en devises étrangères. Officiellement, ça devrait passer par les banques. Là, ça sert à sortir illégalement l’argent du pays. Si la police procède à des fouilles, elle découvrira , c’est sûr, beaucoup de choses. »
Encadré par la loi
Me L. D., commissaire de justice interrogé par téléphone, le 04 decembre rappelle que ces pratiques sont encadrées par la loi. Elles doivent obligatoirement se dérouler sous supervision d’un commissaire de justice.
Il cite l’ordonnance n° 2024-368 du 12 juin 2024 relative à l’Organisation de la société civile, ainsi que l’ordonnance n° 2023-875 du 23 novembre 2023 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive.
L’article 64 de l’ordonnance de 2024 précise que les OSC sont soumises aux obligations de vigilance prévues pour les organismes à but non lucratif lorsqu’elles ont pour objet principal la collecte ou la distribution de fonds à des fins caritatives, sociales, religieuses, éducatives, culturelles ou confraternelles. Elles doivent donc disposer de procédures formelles de vérification de l’identité des bénéficiaires et effectuer leurs opérations via des circuits financiers réglementés.
Peines prévues
L’ordonnance n° 2023-875, en son article 184, stipule que les personnes coupables de blanchiment de capitaux encourent une peine d’emprisonnement de trois à sept ans et une amende équivalente au triple de la valeur blanchie. L’article 186 prévoit un doublement des peines lorsque l’infraction est commise de manière habituelle ou grâce aux facilités liées à une activité professionnelle.
Renvoi de responsabilité
Joint au téléphone le 20 novembre 2025, le ministère des Finances, par la voix de son directeur de la communication, Akwaba Saint-Clair, a renvoyé la responsabilité au ministère de la Cohésion nationale, malgré nos efforts pour souligner qu’il s’agissait avant tout d’importants flux financiers. Vous avez dit solidarité gouvernementale ?
Par ailleurs, un acteur majeur de la société civile active dans ce domaine révèle que la CENTIF et certains magistrats observent ce phénomène d’un œil préoccupé, déterminés à mettre un terme à ces dérives.
Blanchiment d’argent
Koua Sirou Serge Olivier, président de la Jeunesse africaine pour la lutte contre le blanchiment d’argent (RE-J-ABA), abonde dans le même sens : « Cette forme de philanthropie sur les réseaux sociaux permet de faire entrer de l’argent dans le circuit légal, sans identification des donateurs ni vérification de l’origine des fonds. Rien ne garantit non plus que l’argent sera utilisé à bon escient. Beaucoup s’en servent pour blanchir des capitaux. »
Stratégie…amplifiée
Le fonctionnement des “samaritains 2.0” repose sur une stratégie désormais familière, amplifiée en direct sur les réseaux sociaux. Les éléments de langage sont calibrés pour provoquer une forte résonance émotionnelle. Face à une audience mobilisée, le “bon samaritain” devient le pivot central de l’action.
C’est précisément cet espace sans contrôle qui permet de transformer des campagnes humanitaires en machine à générer et blanchir des fonds.
Complicité…
Lorsque des familles demandent des comptes, la réponse tombé, sèche : « Le public a vu la vidéo. »
Plus grave encore, certains influenceurs nouent des partenariats opaques avec des cliniques privées. Un “cas urgent” justifie une collecte massive, la clinique obtient une visibilité médiatique, une facture gonflée ou fictive sert de justificatif, et une partie des fonds revient discrètement aux acteurs une fois les projecteurs éteints.
Malaise profond
Cette dérive ne se limite pas aux influenceurs. Le malaise est plus profond. Des flux financiers hors cadre surgissent également dans les plus hautes sphères de l’État. Un brouillage des lignes qui nourrit une culture nationale d’impunité, encourage les pratiques observées sur les réseaux sociaux.
Ainsi, pour la campagne présidentielle du 25 octobre 2025, le président Alassane Ouattara a bénéficié d’un apport financier de 100 millions de francs CFA, offert par des présidents de conseils d’administration d’entreprises publiques. Officiellement présenté comme un geste de reconnaissance par Antoine Bouabré Gnizako, PCA de la Sodefor, cet apport place le débat sur un terrain juridique sensible. L’article 13 de la loi n° 2004-494 interdit explicitement toute contribution provenant d’entités publiques ou de sociétés à participation publique. La contradiction entre ce geste et le cadre légal en vigueur est flagrante.
Ce contexte éclaire la démarche d’Assalé Tiémoko qui, en août 2025, a sollicité un soutien financier citoyen pour sa candidature en invoquant l’exemple des grandes démocraties où ces pratiques existent, mais sous un encadrement strict.
Mises bout à bout, ces pratiques finissent par façonner un écosystème où l’opacité devient la norme et où les lignes rouges juridiques se confondent avec des zones de tolérance tacites. Cette culture du flou qui vont des cagnottes numériques aux contributions politiques affaiblit la crédibilité financière du pays. Dans un environnement global de plus en plus vigilant, la Côte d’Ivoire, nul n’est besoin d’être devin pour prédire que notre pays est bien parti pour prolonger durablement son séjour sur la liste grise du GAFI.
