
Angovia : « On préfère traiter avec les orpailleurs illégaux que l’État ! » (Suite et fin)
Une confiance déplacée, entre orpailleurs, chefferie et État
Le chef du village décrit comment son autorité a été progressivement contournée : les orpailleurs arrivent désormais directement sur les parcelles, sondent la terre pour vérifier la présence d’or, puis négocient avec le propriétaire sans passer par la chefferie. La transaction type combine un paiement initial en espèces, des biens matériels comme une moto, de l’alcool fort et la promesse d’un partage sur chaque gramme d’or produit, souvent à raison de 3 000 F CFA minimum. Face à cette offre immédiate, nombre de propriétaires affirment préférer traiter avec les orpailleurs illégaux plutôt qu’avec Perseus ou l’État, qu’ils jugent lointains et peu transparents, notamment en ce qui concerne l’achat des terres à 700 000 F CFA l’hectare pour une durée jugée indéterminée.
Une telle perception n’est pas unanime : Augustin Houphouët argue, lui, que le loyer à Angovia figure parmi les plus élevés de la zone et qu’une mesure d’accompagnement de 200 000 F CFA s’ajoute désormais, tout en avançant des estimations de prix moyen de l’hectare plus faibles à l’échelle régionale. Pour sa part, Patrice Ebah, juriste avisé sur la gouvernance minière, l’aveu des propriétaires terriens qui affirment préférer collaborer avec les orpailleurs illicites plutôt qu’avec l’État met juridiquement en lumière les faiblesses du système d’indemnisation pécuniaire appliqué tant aux grandes mines qu’aux exploitations titulaires d’Autorisation d’Exploitation Artisanale (AEA) et d’Autorisation d’Exploitation Semi-Industrielle (AESI). Le gain espéré sur le long terme avec les acteurs illégaux invite, selon lui, à revoir les mécanismes de compensation en y intégrant davantage les activités génératrices de revenus ( AGR), en complément des indemnisations financières. Il rappelle toutefois que la précarité inhérente à l’illégalité fragilise ces propriétaires fonciers, même lorsqu’ils pensent tirer avantage de la situation.
Mais, sur le terrain, la signature des contrats entre orpailleurs et propriétaires terriens se déroule dans une forme d’opacité, parfois sous l’effet de drogues ou d’alcool chez les jeunes, et la chefferie n’est appelée à trancher que lorsque l’une des parties se sent lésée, moyennant des amendes pour non-respect des engagements ou insoumission aux convocations.

Lieu d’habitation des professionnelles du sexe à Angovia. Crédit photo : Bony Valéry
Comme sur la plupart des sites aurifères artisanaux, la concentration de jeunes hommes et de liquidités a attiré la prostitution, avec des travailleuses du sexe venues de Côte d’Ivoire et de la sous-région, installées dans des baraques en tôle louées à la semaine et pratiquant des tarifs accessibles à une clientèle de mineurs disposant de cash quotidien. Certaines exercent à leur propre compte, d’autres pour des proxénètes, souvent anglophones, qui gèrent discrètement le marché. Le chef du village estime que cette présence a contribué à réduire certains cas d’agressions sexuelles, sans pour autant mettre un terme aux autres formes de violence, dans un environnement où circulent aussi des rumeurs de traite de personnes, de pratiques rituelles violentes et de crimes restés non élucidés, qui nourrissent peurs et fantasmes.

Séance de vaccination au centre de santé communautaire lors de notre passage sur le site . Crédit photo : Bony Valéry
La dimension sanitaire reflète directement ce modèle économique. Au centre de santé communautaire, l’un des infirmiers fait état d’une forte prévalence de rhumes et de toux chez les enfants et les adultes de 29 à 49 ans, liée à l’activité d’extraction et à la présence d’une montagne artificielle de stériles, constituée au fil des dépôts successifs de tonnes de terre sans valeur, qui accentue la poussière et les risques respiratoires. Les infections sexuellement transmissibles, notamment la gonorrhée, arrivent en tête, suivies de près par le VIH/sida, dans un contexte de mobilité élevée des travailleurs, des prostituées et des acheteurs, et de relations non protégées. Au final, le coût du gramme d’or se mesure autant en F CFA qu’en infections, en vies interrompues et en sols durablement dégradés.

Conséquence de l’activité minière, cette montagne constituée de terre stérile est à l’origine de certaines pathologies récurrentes à Angovia. Crédit photo : Bony Valéry
Sur le plan économique, l’or d’Angovia se vend « bord champ » entre 25 000 et 30 000 F CFA le gramme, bien en dessous du cours international qui dépassait 60 000 F CFA durant l’enquête, et les transactions se concentrent autour du chef de site, jamais à l’extérieur. Une fois collectée, la production suit un « voyage silencieux et discret » : les « clandos » sont payés en cash pour leur journée, les chefs empochent leurs marges, puis l’or remonte les filières informelles vers Abidjan, Bouaké, Tingrela ou la frontière guinéenne, transporté discrètement dans les cars de ligne. Des Maliens, Burkinabè et Guinéens financent les sondages, fournissent le matériel, se remboursent en priorité sur la production, et certains acheteurs sont soupçonnés d’investir ensuite dans des flottes de taxis ou d’autres activités à forte intensité de liquidités, typiques de schémas de blanchiment. Dans ce système, l’achat cash, le transport d’espèces, le fractionnement des quantités, le mélange des revenus dans le commerce ou le transport et les compensations informelles avec des réseaux régionaux composent une mécanique banale mais efficace d’opacification des flux.

Véhicule de transport en commun sur l’axe Bouaflé-Angovia. Crédit photo : Bony Valéry
Les soupçons de collusion entre certains éléments des forces de défense et de sécurité et les orpailleurs ajoutent une couche de défiance institutionnelle au tableau. Des chefs de site parlent de versements réguliers de plusieurs millions de francs par quinzaine pour obtenir une protection tacite ou être prévenus à l’avance des opérations de démantèlement, accusations impossibles à documenter mais largement relayées dans les entretiens. Des cadres de l’administration minière évoquent, à voix basse, des tensions avec des agents en uniforme, au point de s’interroger sur les conditions d’utilisation de futurs moyens de surveillance comme les drones lorsqu’une autorisation préalable de la gendarmerie serait exigée.

Notre reporter en compagnie du préfet de région de la Marahoué au terme de l’entretien qu’il lui a accordé à son bureau. Crédit photo : Bony Valéry
Les autorités officielles, elles, rejettent ces incriminations ou les relativisent. Le préfet de région et du département de Bouaflé parle d’accusations sans fondement, répétées un peu partout, et appelle les citoyens à privilégier l’intérêt national sur les intérêts particuliers. Le commandant de la compagnie de gendarmerie reconnaît avoir entendu les mêmes rumeurs à Dimbokro, sans les écarter totalement, mais les attribue, si elles existent, à des « éléments égarés », en soulignant que les contrôles menés n’ont pas permis d’identifier de gendarmes impliqués dans des collusions, tandis que les opérations de démantèlement ont surtout permis l’interpellation de petits orpailleurs, « le menu fretin », loin des gros réseaux. Du côté de la direction régionale des Mines, le directeur admet que ses équipes arrivent parfois sur des sites « fraîchement retournés » sans trouver personne et que le régime déclaratif, combiné au manque de ressources humaines, laisse la porte ouverte à des sous-déclarations, y compris dans l’orpaillage légal.

Outils de travail des orpailleurs à Angovia. Crédit photo : Bony Valéry
Face à la persistance de l’illégal, certains cadres plaident pour une décentralisation des procédures de délivrance de permis vers les autorités locales, jugées mieux placées pour suivre le terrain, et citent en exemple des pays voisins comme le Burkina Faso, où les sites artisanaux ont été progressivement légalisés. Mais le maire de Bouaflé affirme ne pas être réellement associé à la gouvernance du secteur minier au niveau local, malgré les textes qui font des élus locaux, des membres de droit des comités locaux de développement minier (Cdlm°. Une situation qui s’explique par le fait que la commune n’est pas impactée par l’activité minière. Elle se situe, par ailleurs, au-delà d’une distance de 10 km d’Angovia, le second critère requis pour être membre d’un Cdlm. Ceci En attendant d’éventuelles réformes, l’activité illégale fait preuve d’une remarquable résilience : des acteurs venus de la sous-région financent les galeries, les comptoirs absorbent sans difficulté la production non déclarée et, pour beaucoup de propriétaires fonciers, le choix reste vite fait : l’État et ses longs discours d’un côté, des orpailleurs qui paient comptant de l’autre.
Logique économique
Des détenteurs de droits coutumiers déclarent préférer traiter avec les orpailleurs illégaux plutôt qu’avec l’État, en dépit des réformes engagées pour formaliser l’activité artisanale. L’aveu choque. Pour Bamba Zakary, président du Syndicat national du groupement des petites mines et acheteurs d’or ( Syn-GPMACI), qui compte 6 775 membres, cette prise de position obéit pourtant à une logique économique rationnelle. Confrontés à l’effondrement des revenus agricoles, de nombreux propriétaires terriens font prévaloir le réalisme économique.
« Un propriétaire qui gagne 200 000 FCFA par an sur sa culture peut recevoir, dès le premier contact, 2 millions FCFA et une moto d’un orpailleur clandestin », explique-t-il. Dans des zones où l’agriculture ne garantit plus l’autonomie financière, l’illégal devient une alternative pour l’amélioration immédiate des conditions de vie des populations rurales. Aucune paperasse, aucune taxe, aucune justification. Le cash s’impose comme monnaie de change, à l’inverse du circuit légal avec ses comptoirs, pesage, bureaux d’achat agréés, banques, traçabilité et obligations de déclaration.
Raisons structurelles
Trois (03) raisons structurelles expliquent la persistance de l’illégal : la rentabilité immédiate, le coût élevé et les lourdeurs des procédures administratives, enfin l’attractivité des prix du métal jaune au Mali et au Burkina Faso — 78 000 F CFA le gramme, contre environ 76 000 FCFA en Côte d’Ivoire. Autant de facteurs qui servent de terreau à la fraude et aux trafics transfrontaliers. La ville de Bouaké, dans le centre du pays, apparaît comme l’épicentre de ce phénomène vers les pays voisins.
Bien que des réformes aient permis de réduire les délais, le parcours reste chronophage. Entre l’enquête de commodo et incommodo sur plusieurs mois, l’étude d’impact environnemental et social qui dure parfois jusqu’à un an, l’évaluation culturale à rallonge et les coûts cumulés des démarches — variant entre 30 et 40 millions FCFA pour une autorisation —, l’activité illicite s’adapte. Une résilience qui induit des flux financiers opaques propices au blanchiment. Sur les sites illégaux, en effet, trois types d’acteurs interviennent : les financiers, commerçants sédentaires ou ambulants disposant de liquidités ; les exploitants en marge de la légalité ; et des artisans « clando » opérant sur les parcelles. Pour éviter toute traçabilité, les transactions se font généralement en cash, hors des circuits bancaires classiques.
Ce mode opératoire répond à une logique de blanchiment. En aval, les capitaux issus de l’or illégal — et parfois d’activités criminelles — circulent sous couvert d’activités a priori licites : transport, commerce, logistique. Ne pas éveiller de soupçons reste l’objectif primordial.
Nature vulnérable
Par nature vulnérable, en raison du fait qu’il échappe à tout contrôle, la porosité des frontières avec le Burkina Faso, le Mali, le Ghana et la Guinée accentue les fragilités des sites illégaux. Un constat qui requiert le renforcement des dispositifs de vigilance, de sensibilisation et d’alerte précoce, notamment dans les zones sensibles en raison des failles qui les exposent à une récupération par des réseaux criminels.
Précédemment consultant auprès de la CENTIF, Bamba Zakary souligne les limites actuelles des mécanismes de LBC/FT face aux réalités du terrain. Identifier l’origine douteuse des fonds reste extrêmement difficile pour les exploitants locaux confrontés à un besoin de financement.
À ce titre, il cite l’exemple du Ghana, où les coopératives bénéficient, une fois autorisées, d’un appui financier et logistique massif, pouvant atteindre près de 2 millions de dollars (environ 1,3 milliard FCFA), limitant ainsi l’infiltration de capitaux opaques. Il plaide aussi pour un renforcement du rôle des coopératives minières, structures communautaires où les membres sont identifiés et les flux plus traçables. Toutefois, il n’exclut pas les risques de financements obscurs. Pour endiguer durablement l’orpaillage illégal, Bamba Zakary recommande : la simplification et l’allègement des procédures administratives ; l’accompagnement financier et technique des coopératives ; et une coordination renforcée des contrôles à l’échelle de la zone UEMOA et de la CEDEAO.
« Le secteur minier est l’avenir de l’économie ivoirienne », conclut-il, à condition que chacun – État, communautés et acteurs économiques – accepte de faire briller l’or sans assombrir la gouvernance.
Angovia, un miroir de la gouvernance minière ivoirienne
Angovia et ses environs ne constituent pas une exception, mais plutôt un miroir grossissant des tensions qui traversent la gouvernance du secteur aurifère en Côte d’Ivoire : une pratique minière plus ancienne que l’État, une industrialisation rapide, des communautés rurales à la recherche de revenus immédiats, des institutions locales marginalisées et des circuits financiers transnationaux difficiles à encadrer. Sur le papier, l’activité d’orpaillage illégal baisse à la faveur des opérations de démantèlement et des efforts de formalisation, mais, dans les faits, les flux d’or et de cash circulent plus que jamais entre des cercles locaux, institutionnels et transfrontaliers étroitement imbriqués.
Dans ce contexte, le fait que la confiance des propriétaires terriens aille davantage aux acteurs illégaux qu’à l’État, à la compagnie ou aux organes de contrôle n’est pas seulement un problème de respect de la loi ; c’est un signal d’alarme sur la capacité de la puissance publique à offrir des contrats perçus comme justes, lisibles et exécutés, dans un pays placé sous surveillance internationale pour ses risques de blanchiment. À Angovia, la mine industrielle, l’orpaillage artisanal, la cherté de la vie, la prostitution, les maladies. À Angovia, la mine industrielle, l’orpaillage artisanal, la cherté de la vie, la prostitution, les maladies et la corruption supposée composent un paysage où l’or n’est pas seulement une ressource, mais un révélateur. Tant que les politiques minières n’intégreront pas pleinement cette réalité composite – économique, sociale, environnementale et sécuritaire – les rapports officiels pourront afficher un recul de l’illégal, mais les flux, eux, continueront de filer entre les mailles du filet.
Enquête réalisée dans le cadre du Projet GRSE 2023-2025, avec l’appui de la GIZ GmbH, de la CN-ITIE Côte d’Ivoire et le mentorat de la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO).
