
Économie locale : de quoi vivent les Ivoiriens dans nos villes ?
Derrière les statistiques macroéconomiques flatteuses et les discours sur la croissance qui font de notre pays un paradis, la réalité dans les villes et chefs-lieux de département de l’intérieur de la Côte d’Ivoire semble moins glamour. Elle révèle une économie qui continue de reposer sur l’agriculture, l’informel, l’orpaillage et les petits arrangements quotidiens. Loin des tours d’Abidjan, de quoi vivent réellement les Ivoiriens ?
Dans la plupart des villes ivoiriennes, l’activité économique se déroule hors des bureaux climatisés et des zones industrielles, lorsqu’il en existe. C’est surtout dans la boue, le cambouis, les champs, les plantations et les forêts environnantes que les populations tirent leurs moyens de subsistance.
Cultures de rente
Dans les territoires du Centre-Ouest et de l’Ouest forestier, qui englobent les villes de Daloa, Issia, Gagnoa, Soubré ou Guiglo, le binôme café-cacao rythme l’activité économique. Les campagnes peinent parfois à nourrir les villes, qui se muent en centres d’approvisionnement en vivriers et autres denrées alimentaires, que les voyageurs découvrent sur les routes à des prix qui rivalisent avec ceux des marchés de la capitale économique.
En remontant vers le Nord, à Korhogo, Boundiali, Ferkessédougou, Katiola ou Bouna, c’est de l’anacarde et du coton que vivent majoritairement les populations. Ces filières structurent les paysages et les agendas économiques, les flux financiers saisonniers et les mouvements de populations. Les cultures de rente donnent le tempo.
En redescendant au Sud et au Sud-Est, autour d’Agboville, Dabou, Aboisso, Bonoua ou Divo, on retrouve les cultures du palmier à huile, de l’hévéa et de la banane. Ici également, la ville reste le prolongement commercial de ces activités.
Environ 60 % des emplois sont directement ou indirectement rattachés à l’agriculture, qui absorbe près des deux tiers de la population active et pèse environ 27 % du PIB. Plus de 80 % de la production agricole se déroule en dehors d’Abidjan.
Transformation limitée
La transformation agricole reste encore limitée. Il existe peu d’unités industrielles, peu de chaînes de valeur enracinées dans les territoires. Le cacao, l’anacarde ou le coton rejoignent souvent les grands centres en ne laissant aux producteurs que de maigres revenus précaires.
C’est l’une des raisons de la fragilité économique des villes de l’intérieur. La richesse y est certes produite, mais elle est captée ailleurs. Les villes servent de plaques tournantes commerciales, rarement de pôles de transformation. Moins de 35 % du cacao est transformé localement. En dépit d’un potentiel industriel élevé, l’anacarde est exportée majoritairement brute. La majorité des unités de transformation est concentrée dans le Grand Abidjan.
En hausse
La volonté du gouvernement de diversifier les piliers du développement économique par l’exploitation du sous-sol se traduit par une hausse des activités minières. L’orpaillage, qu’il soit licite ou non, s’est imposé dans plusieurs villes et villages. Ity, Hiré, Bonikro, Tongon, Sissingué, Agbaou ou Yaouré figurent désormais en bonne place sur les cartes mentales et dans la géographie économique ivoirienne.
Ces activités contribuent à dynamiser les secteurs connexes du transport, de la restauration, du logement et de la sous-traitance. Mais à côté des mines industrielles, l’orpaillage artisanal occupe une large partie du territoire, notamment dans le Nord, le Centre et l’Ouest.
À Zuénoula, Séguéla, Tortiya, dans le Cavally ou le Bounkani, l’orpaillage constitue une source de revenus majeure pour des milliers de familles. Une économie parallèle, peu réglementée, parfois tolérée, parfois combattue, mais profondément enracinée dans la survie économique locale. L’or représente près de 40 % des exportations minières. L’orpaillage artisanal fait vivre entre 200 000 et 300 000 personnes. Et la majeure partie des flux liés à l’orpaillage échappe aux circuits formels.
Omniprésente
Impossible de percevoir de quoi vivent les Ivoiriens dans nos villes sans parler de l’économie informelle. Omniprésente, elle est partout. Dans les marchés, sur les trottoirs, dans les quartiers populaires, sur les routes…
Commerce de détail, vente ambulante, petits ateliers de transformation (attiéké, huile rouge, karité), transport par motos-taxis, tricycles ou minibus : l’informel absorbe l’essentiel de la main-d’œuvre urbaine, notamment les jeunes et les femmes. Dans certaines villes de l’intérieur, il représente plus de 70 à 80 % des emplois réels.
Cette économie de la débrouille n’apparaît que de façon marginale dans les statistiques. Pourtant, c’est elle qui tient et maintient l’équilibre précaire des ménages, fait bouillir la marmite, finance la scolarité, les petits soins, les mariages, les rêves d’ailleurs et confère à la Côte d’Ivoire d’en bas sa dignité. Elle sert de béquille à l’économie formelle et de catalyseur à la paix sociale. Environ 85 à 90 % des emplois urbains relèvent de ce secteur. Plus de 70 % des femmes actives y travaillent. La part de l’informel dans le PIB tourne autour de 40 %.
Flux commerciaux
Des villes comme Bouaké, Daloa, Korhogo ou San-Pedro jouent un rôle clé dans l’organisation des flux commerciaux. Elles servent de centres de collecte, de redistribution et de transit des produits agricoles et miniers.
San-Pedro, avec son port, constitue un pivot majeur pour l’exportation du cacao, du bois, de l’hévéa et des ressources minières. Mais l’impact du port sur l’arrière-pays demeure encore timide, ce qui renforce trop souvent les déséquilibres territoriaux au lieu de les corriger.
Tourisme et ressources naturelles : un potentiel encore marginal
Le tourisme n’est pas en reste. Il génère des revenus complémentaires. Man et ses cascades, Assinie et ses plages, le parc national de la Comoé au Nord-Est offrent des opportunités économiques. Mais faute d’infrastructures, de structuration et de politiques locales cohérentes, le tourisme reste un secteur d’appoint, loin d’être un moteur économique durable pour la majorité des villes de l’intérieur. Son poids dans le PIB n’excède pas 5 %. L’essentiel des recettes reste concentré sur le littoral. Les sites de l’intérieur sont faiblement valorisés économiquement.
Survie
En résumé, nos villes survivent grâce à un assemblage complexe : agriculture, mines, commerce, informel, débrouille quotidienne. Une économie résiliente, mais fragile. Productrice de richesses, mais pauvre en valeur ajoutée locale. Dynamique, mais peu protégée.
Les Ivoiriens vivent, travaillent et inventent au quotidien une économie qui tient plus par l’ingéniosité que par la structure. Une économie qui permet de survivre, rarement de prospérer. Dans l’arrière-pays s’est mise en place une véritable ingénierie de survie, pensée non pour bâtir l’avenir, mais pour tenir au jour le jour… jusqu’au mois prochain.
