Adzopé : préfet le jour, promoteur immobilier la nuit
La double casquette du représentant du chef de l’État dans la région de la Mé
Gueu Zro Simplice, préfet du département d’Adzopé, préfet de la région de la Mé, située à environ 129 km d’Abidjan, est un homme occupé. Très occupé et, en même temps, organisé et prudent. En plus de ses fonctions officielles de représentant du chef de l’État, il a su trouver le temps matériel pour créer une société de construction immobilière (SCI) dénommée « Nirvana », pour laquelle il assure, en toute transparence, la représentation.
Il est 14h07 ce mercredi 4 juin 2025 lorsqu’une sommation de déguerpir, estampillée du cachet de l’étude de Me Liblédé Pascal, commissaire de justice, est signifiée à Anouman Ety Claude, éleveur de son état, habitant du village de Yakassé-Mé. Rien d’anormal à première vue. Sauf que… l’acte est émis à la requête de la SCI Nirvana, société civile immobilière… représentée par le préfet du département d’Adzopé, préfet de région de la Mé (Ndlr : située à environ 129 km d’Abidjan).
Consulter le document : https://urlr.me/veS2q4
Gueu Zro Simplice, représentant officiel du chef de l’État dans la région, s’affiche dans cet acte public comme le mandataire d’une entreprise immobilière privée, propriétaire de lots litigieux. Entre obligations républicaines et intérêts fonciers, la frontière est infime. Le conflit d’intérêts lui est bien réel.
On est curieux de savoir comment cet administrateur civil s’arrange pour cumuler ces deux activités chronophages.
Que dit la loi ?
Avant de se lancer dans le lucratif business de l’immobilier et du foncier, prudent comme il se présente, le préfet a-t-il pris le soin de parcourir la loi n° 2023-892 du 23 novembre 2023 portant régime général de la Fonction publique ? Letau.net, en guise de piqûre de rappel, s’est plié à l’exercice.
Article 32 : « Le fonctionnaire doit consacrer l’intégralité de son temps de travail aux missions de l’État. Il lui est interdit d’exercer une activité privée lucrative, sauf dérogation expressément accordée par décret en Conseil des ministres. »
Article 33 : « Il est interdit au fonctionnaire de prendre des intérêts dans une entreprise en relation avec l’administration. »
En d’autres termes, aucun préfet en exercice ne peut gérer une société immobilière, sauf obtention d’une dérogation ministérielle, dont l’existence reste à prouver dans ce cas précis.
Interdictions déontologiques
L’article 17 de la loi n° 2004-643 du 14 décembre 2004 portant Code de déontologie de la fonction publique dispose que : « Il est interdit au fonctionnaire de prendre, par lui-même ou par personne interposée, dans une entreprise soumise au contrôle de l’administration ou en relation avec celle-ci, des intérêts de nature à compromettre son indépendance. »
L’article 18 dudit code révèle que : « Le fonctionnaire ne peut exercer à titre professionnel une activité privée lucrative de quelque nature que ce soit, sauf dérogation accordée par l’autorité compétente. »
L’avis d’un avocat d’affaires
Le 12 juin 2025 à 14h58, Letau.net a requis l’avis d’un avocat spécialisé en droit des affaires. Au téléphone, celui-ci a confirmé : « Le préfet, en l’état, tombe clairement sous le coup de la loi. À défaut d’une dérogation en bonne et due forme, il ne peut exercer une activité privée lucrative. Il aurait pu créer une société à but patrimonial ou familial. Mais une SCI immobilière gérée en son nom constitue une activité commerciale prohibée pour un agent public. »
Dénomination zen, pratiques administratives troubles
Selon la documentation consultée par Letau.net, la SCI Nirvana – une dénomination zen, qui renvoie à la quête d’une paix intérieure dans la perspective d’une retraite bien méritée pour le préfet de région – revendique la propriété des lots 1569 et 1570 de l’îlot 213 du village de Yakassé-Mé. Pour faire valoir ses droits, elle n’hésite pas à recourir à des pratiques administratives troubles. Suivons le témoignage d’Anouman Ety Claude à ce propos.
Achat en 2017
« J’ai acheté une parcelle de terrain d’une superficie d’un hectare et demi depuis 2017 en vue de construire ma propre maison au village. À mon retour d’un voyage au Niger en 2023, j’ai trouvé quelques bornes sur la parcelle. Je suis allé voir les propriétaires terriens pour leur demander ce qui se passait. Ils m’ont affirmé qu’ils n’ont pas morcelé le terrain », explique-t-il. À l’appui de ses affirmations, il brandit des procès-verbaux de la transaction, une attestation de propriété coutumière, une cession définitive, un contrat de vente dûment signé et validé par les autorités coutumières.
Revendication préfectorale
En janvier 2025, lorsqu’il tente d’ériger une clôture pour sécuriser sa parcelle, il est convoqué à la préfecture. « J’apprends du préfet qu’il a deux lots sur mon site. » Pour éviter tout conflit avec la puissante autorité, Anouman décide de mettre sur la table une offre d’échange à l’amiable. « J’ai proposé de lui donner 8 lots en compensation sur un autre site. »
Selon ses propos, sa proposition aurait été refusée par le préfet. Ce dernier affirmant vouloir garder ses lots. Pire, il lui aurait laissé un mois pour retirer ses biens et l’aurait averti qu’un commissaire de justice et une machine pourraient venir démolir les installations… à ses frais.
Loin de s’en remettre à un juge, l’autorité administrative semble avoir opté pour une exécution directe, sans décision judiciaire. Une démarche somme toute arbitraire.
Affirmation préfectorale
En guise d’arguments pour étayer sa revendication, le préfet s’est juste contenté d’affirmer à son interlocuteur avoir acquis, « les lots auprès d’une dame du nom de Ouattara Fatoumata, qui devait aller en France. Les propriétaires terriens jurent n’avoir pas loti leur terrain, ni avoir vendu de lots au préfet non plus. Le comble : ils ne connaissent pas la dame », révèle l’infortuné.
Anomalie ?
Sur un document attribué à la sous-préfecture de Yakassé-Mé auquel Letau.net a eu accès, on découvre le nom de dame Ouattara F, écrit en stylo bleu, dans la colonne des observations : « Mutation » au profit de la « SCI Nirvana ». Toutefois, les lots concernés sont les numéros 1569 et 1571 de l’îlot 213 !
La sommation qui lui a été servie indique que l’éleveur occupe sans droit ni titre les lots 1569 et 1570 de l’îlot 213 du lotissement du village de Yakassé-Mé, sis au quartier Bernard-ville. S’agit-il d’une anomalie ?
Rhétorique téléphonique
Joint au téléphone, dans la matinée du 10 juin 2025, par la rédaction de www.letau.net, le préfet du département d’Adzopé s’est lancé dans une rhétorique téléphonique de haut vol. « Je ne vous connais pas et vous ne me connaissez pas. C’est trop facile de décliner son identité au téléphone, monsieur. Un Yéo peut dire qu’il s’appelle Konan (…) Et c’est au téléphone, vous voulez que je vous donne des informations ? (…) Moi, je peux vous appeler et vous dire que je m’appelle Yéo, voici mon identité (…) Quand même ! Moi, je suis un préfet, je ne peux pas me fier à ce genre de conversations et dire que c’est monsieur Konan qui est vraiment au bout du fil. Monsieur Konan, soyons prudents dans la vie ! (…) Ça ne marche pas avec moi en tout cas », a-t-il réagi.
Un préfet, représentant d’une SCI, qui refuse de s’expliquer publiquement au nom de sa fonction ? Cela interroge forcément.

